UrbanMeisters est honoré et enchanté d’accueillir dans l’équipe, en tant que chroniqueur invité, Jean-François Frier, agent honoraire au Ministère français des affaires étrangères. Monsieur Frier est un ancien diplomate Français extrêmement respecté. Il a occupé de nombreux postes et dirigé d’importantes rencontres diplomatiques à travers le monde pour le Ministère français des affaires étrangères (Etats-Unis, Océan Indien, Koweït, République démocratique du Congo, Royaume-Uni, Afrique du sud et France). Il s’est engagé dans divers projets de développement durable et affaires diplomatiques pendant plus de 40 ans. Retraité seulement de nom, Jean-François est activement impliqué dans la promotion et la défense de la Diplomatie Bleue pour une gouvernance durable et responsable des ressources océaniques, si cruciales pour notre écosystème.
Nous confions à notre très estimé invité chroniqueur, l’explication de l’urgence de la Diplomatie Bleue de nos jours.
Avertissement: Les opinions exprimées n’engagent que l’auteur
L’économie bleue appelle à la naissance d’une diplomatie bleue
by Jean-François Frier
L’univers a 14 milliards d’années, la terre 4,54. L’Homo sapiens y apparaît il y a 200 000 ans, supplante l’australopithèque et se répand sur tous les continents. Après l’invention de l’écriture, il y a 5 000 ans, l’histoire s’accélère et les hommes accaparent progressivement l’ensemble des terres émergées, presque 30% de la surface du globe. Ils se les partagent par la conquête, la guerre et le droit des traités. A l’ère industrielle il y a moins de 200 ans l’ensemble des ressources terrestres avait été mise en exploitation. La mer en revanche, soit 70% de la surface du globe, demeurait libre et n’appartenait à aucune nation, à l’exception d’un mince ruban d’une vingtaine de km, les eaux territoriales, où les Etats côtiers exerçaient et exercent encore des droits souverains. Les seules activités économiques dans les mers, qui appartenaient à tous, étaient alors la pêche et le transport maritime.
Un traité international, entré en vigueur il y a 22 ans à peine, vient cependant radicalement changer la donne. L’humanité s’engage dans un grand partage des océans. A la différence du partage des terres il se fait en application du droit seul et non en vertu des traités qui entérinent les conquêtes militaires. Il vise à permettre la mise en exploitation de la mer mais s’accompagne malheureusement d’un emballement du rythme de destruction des biotopes brusquement élargi à une grande partie de l’hydrosphère, jusque là relativement épargnée.
Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) la surexploitation de la pêche menace déjà de dépeuplement total 7 des plus importantes espèces de poisson. De son côté l’industrie extractive des hydrocarbures offshore est passée en 50 ans de 10 à 30% de la production mondiale. Elle s’étend aux fonds sédimentaires de très grande profondeur et aux zones arctiques jusque là préservées. Elle contribue à la hausse des émissions de CO2 et engendre une très grave pollution.
Mais ces développements ne sont que l’amorce de la colonisation des territoires maritimes. Il s’agira d’élever en mer à grande échelle les seules espèces d’algues, d’animaux marins et de poissons qui nous intéressent, d’y prélever de nouvelles ressources biologiques pour la pharmacie, l’agriculture et la cosmétique, d’y exploiter à grande échelle les énergies fossiles, les nodules polymétalliques et les dépôts minéraux et d’y développer toutes les ressources énergétiques des vagues, courants et marées, des champs d’éoliennes, de l’énergie solaire et de la salinité des eaux. On parle à cet égard d’économie bleue. Les territoires maritimes concernés par le partage en cours sont principalement ceux situés au dessus des plateaux continentaux qui prolongent les territoires des états côtiers. Leur répartition s’amorce par un bouleversement du droit de la mer qui confère à ces Etats des droits d’exploitation exclusifs sur de vastes étendues au large de leurs côtes. Près de 40% du territoire marin est concerné, le reste, c’est à dire principalement la haute mer, encore peu exploitable, formant le patrimoine commun de l’humanité dont les ressources seront partagées entre tous… lorsqu’elles pourront l’être.
Face à ces enjeux et à ces risques il devient urgent de promouvoir une diplomatie bleue qui soit au service de l’humanité et non plus à celui, égoïste par nature, des Etats et qui s’attache à promouvoir partout dans le monde l’exploitation raisonnable et durable des cinq océans dont dépendent les grands équilibres de notre planète. C’est le rôle des Nations Unies mais c’est aussi celui de la société civile, des ONG et des associations. C’est bien la responsabilité de notre génération qui est engagée et nous pouvons peser sur les décisions de nos gouvernements.
1/ Le grand partage des Océans
L’attribution de vastes espaces maritimes aux États côtiers est en cours depuis que la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), conclue à Montego Bay en 1982, est entrée en vigueur après que plus de la moitié des signataires en aient ratifié les termes (1994). Les Etats côtiers concernés peuvent désormais modifier leurs frontières maritimes et bénéficier de droits exclusifs sur des espaces parfois beaucoup plus importants que leurs territoires terrestres.
Les eaux territoriales (12 milles marins soit un peu plus de 22 km) sont, comme les terres émergées, des espaces de souveraineté. Elles appartiennent aux Etats côtiers. La CNUDM y ajoute des zones dites « sous juridiction » où ces Etats ne sont pas souverains mais où ils exercent des droits économiques exclusifs. A la différence des eaux territoriales le passage des navires commerciaux et de passagers de toutes les nations y est libre (tandis que celui des bâtiments militaires est permis mais réglementé). Ce sont :
- les zones contiguës aux eaux territoriales (12 milles marins) où les lois de l’Etat côtier s’appliquent,
- les zones économiques exclusives, ou ZEE, qui peuvent s’étendre jusqu’à 200 Milles marins lorsqu’elles n’empiètent pas sur les droits d’un autre état côtier et où les ressources halieutiques, biologiques et minérales (hydrocarbures, nodules polymétalliques, métaux …) sont réservées,
- et, sous certaines conditions, l’extension de ces zones au titre de la continuité en haute mer du plateau continental pouvant aller jusqu’à 150 milles marins supplémentaires où les même droits exclusifs sont reconnus aux Etats côtiers.
Ces domaines maritimes dont la délimitation est en cours pourront donc s’étendre dans certains cas jusqu’à 374 milles marins des côtes (12+12+200+150) soit 698 km. Ils couvriront à terme près de 40% de la surface du domaine maritime mondial. Un peu plus de la moitié de ces aires géographiques a déjà été attribuée. Cette mutation du droit de la mer est intervenue jusqu’à présent sans conflit majeur, à l’exception de celui apparu en mer de Chine que Pékin prétendait contrôler en quasi totalité, prétentions rejetées par une sentence de la Cour permanente d’arbitrage que Pékin conteste avec véhémence.
Cette révolution du droit est passé assez largement inaperçue des médias et de l’opinion publique alors qu’elle provoque un véritable bouleversement de la face du monde.
Ainsi par exemple les petites nations îliennes peu peuplées et aux terres exiguës posséderont jusqu’à 17% de cette richesse soit près de 7% de la surface totale des océans. Les États Unis disposeront du plus grand domaine maritime au monde (de 11 à 13 millions de km2) s’ils finissent par ratifier la convention qu’ils ont signée il y a plus de 34 ans.
La France (643 801 km2), qui a ratifié la CNUDM, dispose du second territoire maritime au monde d’une surface de plus de 11 000 000 km2. Il est vrai que ce domaine maritime exceptionnellement étendu résulte essentiellement des droits attachés aux territoires français d’outre mer, et que certain de ceux du Pacifique (qui représentent la moitié du total) pourraient être tentés par l’indépendance.
Viennent ensuite l’Australie et la Russie, loin devant la Nouvelle Zélande, l’Indonésie, le Canada et le Royaume Uni, très loin enfin devant des pays comme le Japon, la Chine, le Brésil ou l’Inde dont les domaines maritimes potentiels sont deux fois moindres mais les besoins en produits de la pêche, hydrocarbures et minéraux de beaucoup supérieurs. C’est d’ailleurs là que réside un des défauts majeurs de cet accord international. Est il juste ?
La réponse réside partiellement dans l’exploitation de la haute mer et des parties non attribuées du plateau continental. Ce domaine est défini par l’UNESCO comme un patrimoine commun de l’humanité. Il représente 64% du total des océans et occupe la moitié de la surface du globe. Ses ressources minières, encore majoritairement inexploitables, sont placées sous le régime de la « communalité » et administrées aux Nations unies par l’Autorité Internationale des Fonds marins (AIFM). L’Autorité vendra les droits d’exploitation des fonds de la haute mer à des entreprises privées. Un mécanisme similaire est mis en place dans la partie de ZEE concédée aux états côtiers au titre de la continuité du plateau continental. Après 5 ans d’exploitation, 7% de leur production sera réallouée aux pays en développement et aux pays sans littoral.
2/ Urgence d’une gestion durable et équitable des océans
Dans l’immédiat les avantages reçus par les états côtiers doivent être contrebalancés par une gestion responsable et des politiques de conservation. C’est plus particulièrement urgent pour les ressources vivantes des océans qui, à la différence des ressources minérales, sont déjà partout exploitées.
La Convention sur la diversité biologique adoptée au sommet de la terre à Rio en 1992 vise la préservation de toute la biomasse terrestre et maritime. Elle engage les Etats à protéger les écosystèmes marins, en particulier ceux des zones côtières et des récifs coralliens. L’objectif le plus visible est celui de créer des aires marines protégées sur au moins 10% de la surface des océans d’ici 2020. L’objectif est à la fois trop ambitieux dans la mesure où ces parcs n’occupent encore que 3% de la surface océanique, mais il est de plus insuffisant pour enrayer le blanchiment des coraux et l’acidification de l’océan qui accélèrent la perte de biodiversité due à la surexploitation de la ressource. C’est pourquoi en 2013 « l’appel de Paris pour la haute mer » propose que l’Autorité Internationale des Fonds Marins soit partie prenante à la gestion des ressources de la haute mer, en particulier les ressources génétiques marines en lui donnant les moyens d’exercer opérationnellement ses missions.
La mer doit être cultivée, comme le sont les sols agricoles, pour développer ses ressources biologiques naturelles mais elle doit, elle aussi, être entretenue. La mer est l’un des puits de carbone les plus efficaces au monde avec la forêt. Elle fixe une grande partie du co2 émis sur terre. Elle le fait si bien d’ailleurs qu’elle atteint aujourd’hui ses limites et est confrontée à une grave crise biologique et chimique. L’absorption trop rapide et en trop grandes quantités du co2 produit par l’industrie entraîne en effet une acidification des eaux et l’apparition de zones anaérobiques (non oxygénées) où la vie disparaît.
Les décisions de création d’aires marines protégées d’un million de km2 et plus se succèdent. La Grande Bretagne en 2010 ouvre dans l’Océan indien la réserve marine des iles Chagos (mais continue d’y louer l’ile de Diego Garcia aux USA qui y entreposent des armements nucléaires). Dans le Pacifique, l’Australie crée en 2012 le parc national de la mer de corail (mais autorise la pêche responsable sur une partie de son étendue), à laquelle la France ajoute en 2016 une aire marine protégée plus vaste encore au large de la Nouvelle Calédonie. Paris annonce également la même année la création de la quatrième plus vaste réserve marine au monde dans les eaux des terres australes et antarctiques françaises et d’une autre autour de l’ilot de Clipperton dans le Pacifique.
3/ Plaidoyer pour la gouvernance de l’océan indien
Mais cette politique d’aires protégées ne répond que partiellement aux enjeux de la conservation du milieu marin. C’est à l’échelle des bassins maritimes que doivent s’exercer les mesures de gestion des flux du commerce maritime et des stocks halieutiques, de préservation de la biomasse, des coraux, des herbiers et de la surveillance de la composition chimique des eaux. Il faut pour cela une gouvernance régionale de tous les océans sauf ceux du Pacifique et de l’Atlantique dont les bassins sont trop vastes pour être concernés.
La première urgence concerne les océans des deux pôles qui sont encore relativement protégés par les glaces. Le pôle sud est sous gestion régionale, ce qui favorise la mise en oeuvre de politiques de conservation dans le cadre du traité de l’Antarctique. Les nations partenaires viennent de décider d’y créer le plus grand sanctuaire marin au monde. Situé en mer de Ross, il va couvrir quelque 1,5 million de km2. Dans l’Arctique en revanche la fonte des glaces dégage le passage maritime du nord ouest et ouvre la route au commerce international tandis que russes, américains, canadiens et danois entendent exploiter les ressources halieutiques et minières sur lesquelles ils ont des droits exclusifs. Ils coopèrent au sein du Conseil de l’Arctique avec 12 Etats observateurs permanents dont la France qui plaide pour des « normes environnementales élevées » qui conduiraient à renoncer à l’exploitation de la plupart des ressources fossiles, en particulier les hydrocarbures. Elle rejoint en cela le combat de Greenpeace et c’est la responsabilité de la société civile, donc de nous tous, de soutenir cette action. Les Etats Unis et le Canada viennent de déclarer en Décembre 2016 qu’ils interdisaient l’exploitation des hydrocarbures dans la majeure partie de leurs territoires maritimes Arctique et Antartique.
La Convention de Barcelone et la Convention OSPAR réunissent respectivement les Etats riverains de la méditerranée et de l’Atlantique Nord Est. La mer de chine est l’objet d’un contentieux si vif entre la communauté internationale et la Chine qu’aucune action n’y est provisoirement envisageable.
Reste une initiative à prendre pour l’Océan indien. L’Union Européenne les états membres et le RU pourraient y jouer un rôle de leadership pour initier un projet de gouvernance en partenariat avec les autres nations riveraines. Le RU est impliqué avec les USA depuis 2010 dans la gestion de la réserve marine des iles Chagos. La France a déjà une politique active de préservation de l’environnement marin dans ses bassins propres du sud ouest de l’Océan Indien à La Réunion et dans les Glorieuses. Elle a signé un traité avec Maurice pour la cogestion des espaces maritimes environnants de l’île de Tromelin, elle peut négocier de même avec les Comores et Madagascar dans le canal du Mozambique et dans les Mascareignes. Cogérer une partie des ZEE serait le moyen de dépasser les contentieux de souveraineté dans cette zone et de servir un objectif écologique majeur. Ces états pourraient dans un second temps viser une gestion partagée étendue à toutes les eaux du sud ouest de cet océan au travers de la commission de l’océan indien (COI) dont ils sont tous membres. Dans un troisième temps la COI, avec le soutien de L’UE et du RU pourrait proposer un élargissement de cette gouvernance à l’océan indien tout entier au travers de l’IORA, organisation régionale réunissant tous les pays littoraux dont l’Inde et l’Australie et les autres grands pays partenaires de l’organisation (Chine, Allemagne et USA).
Les financements des nations unies pourraient alors être mobilisés pour que s’engage concrètement la première entreprise de gouvernance d’un océan visant à la préservation de ses grands équilibres et à son exploitation raisonnée et durable au bénéfice de tous.
Le partage des terres émergées s’est fait en 5 000 ans dans la guerre. Celui des océans s’est amorcé il y a une vingtaine d’années à Montego bay dans la concorde. Mais, par la guerre ou par la négociation, nous nous serons bientôt partagé la moitié de la surface de la planète. Le partage des plateaux continentaux sous marins est l’affaire de notre génération et c’est dans le cours de nos vies que doivent être prises les décisions qui en préserveront les équilibres. C’est à quoi veut contribuer le présent projet de gouvernance de l’Océan Indien, et c’est à quoi chacun de vous peut contribuer par son soutien.
Jean-François Frier
Agent honoraire du Ministère français des Affaires Etrangères